Michel FAUCHER

Il y a comme une sorte d’impudeur et d’injustice mêlées, à rencontrer pour la première fois l’œuvre d’un artiste qui peint depuis trente ans. Impudeur à s’immiscer brutalement dans une vie. Injustice d’avoir – hasard de curiosité – ignoré un travail long déjà. Tout d’un coup, comme par magie, l’artiste déroule devant vous les étapes de sa création. Les anciennes œuvres, celles qu’il considère comme significatives d’un bouleversement dans sa recherche, les dernières nécessairement plus abouties… Bref, on se trouve plongé dans un univers dont la veille on ignorait même l’existence. Comme une discussion anonyme dans un bistrot avec un voisin de zinc que l’on écoute et qui vous entraîne aux tréfonds de ses angoisses. C’est un peu le sens de ma rencontre avec Tardivo. Modeste, me présentant ses toiles, l’artiste livre des bribes de son existence, de son enfance, parle des pesanteurs de sa culture, de ce qu’il fait, qui il est, ce qu’il est. Un instant on se sent psychanalyste sans très bien savoir, sans toujours comprendre. Les tableaux défilent, une vie aussi. L’impression est curieuse. Pourtant comment mieux approcher un travail qu’en écoutant, en écho, les propos, souvent éloignés du tableau, qui l’accompagne. Depuis 1977, Tardivo peint à l’acrylique. Il fait des personnages, plutôt un personnage démultiplié. Il travaille des séries  » pas par volonté mais comme ça « . Le thème intervient « par hasard ».

« Les séries prennent naissance après une crise, quand je me trouve à l’aise, je fous le camp. J’ai peur de m’installer ». Personnages donc. Ils emplissent la toile. Au fil du temps leur présence change de nature, leur nombre diminue. Dans les premiers tableaux, ils apparaissent en situation, presque mis en scène. Aujourd’hui seuls, éventuellement en couple, ils sont si forts que l’espace qui les accueille, paraît insuffisant, restrictif. On les imagine agités par un désir d’échapper au support, de changer de vie, de fuir. L’unité du travail se situe dans la constance de la représentation, dans la couleur employée. Homme-femme. Qu’importe ces grotesques qui ont le visage illogique, boursoufflé, les mains souvent disproportionnées, le regard vide ou plus précisément ailleurs, sauf exception apparaissent nus. L’artiste les traite avec plus ou moins de liberté, plus ou moins de démesure. Ils vont de soi. « Cela m’habite, ce n’est pas raisonné ». Tardivo s’inscrit dans la catégorie des artistes qui expriment ce qu’ils portent, sans a priori savoir d’où cela vient, où cela va. Peintre relais des agitations de son esprit, il libère des gnomes au destin autonome. Les formes que retient la toile sont brutales, violentes. L’apaisement ici est étranger. Il y a là comme une évidence qui remonte au plus profond de l’inconscient. Ramené à leur état d’origine, sans apprêt, les personnages renvoient à la tourmente existentielle. Ses regards hébétés, hagards disent l’urgence. Celle de l’instant, du temps qui passe, marque et détruit.

On a souvent dit la difficulté pour l’artiste se situant dans une démarche de longue tradition – celle de la représentation du corps et du visage – d’affirmer une personnalité originale. Cette permanence d’une attitude: le besoin de l’artiste de vivre son propre corps à travers l’œuvre, n’est pas sans risque. C’est pourtant la plus extrême des intimités. Le plus charnel des rapports. Tardivo assure et assume le pari. Avec le temps, les formes paraissent plus libres, l’artiste moins contraint. Une tentative d’abstraction se manifeste, une sorte d’éclatement probable. Le personnage devient outré et primitif. A force de se laisser aller le peintre retrouve le chemin des origines et des traces premières. On peut penser dans certaines œuvres fortes à Chaissac ou Dubuffet, à chacun ses influences. On peut aussi regarder du côté de Blais. La voie du corps et de sa représentation est étroite. Tardivo avec une rigueur, une ténacité presque paysanne l’explore à travers sa transcription sur la toile. Les couleurs, sourdes, elles aussi répétitives, ajoutent à l’impression de grande continuité de l’œuvre. Le blanc, le gris, le noir et leurs multiples déclinaisons dominent. Est-ce une peinture de révolte contre la société ? D’approche de soi, en tous cas il s’agit d’une œuvre d’incandescence, de fièvre intérieure où l’artiste projette son état du moment. Peinture d’instinct, contemporaine dans sa technique, classique dans son propos, elle confirme une fois encore que le grand secret de la création se situe dans la capacité d’un homme de laisser un témoignage authentique de son passage. Tardivo marque une empreinte vraie et sincère.

Michel FAUCHER